Questions entretien avec François Maspero



Parution dans Silence – 24/08/09



Vous êtes connu pour avoir été libraire, puis éditeur, plus particulièrement pour avoir édité beaucoup d’ouvrages « engagés » de Frantz Fanon à Althusser… Qu’est-ce qui vous a amené à cette « spécialisation » dans votre métier d’éditeur ?


Les mots que vous employez, « spécialisation » et « engagés » me laissent perplexe… Pour prendre les choses par le début, en 1954 j’avais vingt-deux ans et il y a eu dans ma vie deux événements heureux : ma première fille est née, et je suis devenu libraire. Autant dire que, dès cet âge, j’ai acquis deux « spécialisations » : celle de donner le biberon à des bébés et de les langer, et celle de ranger les livres par ordre alphabétique. Le bonheur que m’a donné ma fille aînée a duré tant qu’elle a vécu. Et mes autres enfants m’en donnent toujours autant. Pour la librairie, ça s’est moins bien passé, mais une librairie, ça compte quand même moins dans une vie que des enfants ! Quant au reste, je crois, moi, que ce qui me caractérise est de n’avoir été et de n’être toujours spécialiste de rien du tout. C’est justement pour ça que je suis devenu libraire, puis éditeur, puis écrivain. D’ailleurs je l’ai écrit noir sur blanc dans un de mes livres que vous avez peut-être lu, Les Passagers du Roissy-Express : j’y raconte comment nous est venue, à mon amie photographe Anaïk Frantz et moi, l’idée de traverser et de décrire la banlieue parisienne : «  Ils voyaient une ligne de conduite, à laquelle ils devaient se tenir absolument. Ils étaient ce qu’ils étaient et rien d’autre. Ils n’étaient des spécialistes de rien du tout. Ils ne tricheraient pas…» C’est ce qui a fait le succès du livre : un succès relatif, bien sûr, mais enfin 35 000 exemplaires et des éditions en anglais et en allemand, à ma modeste échelle, ce n’est pas si mal. Car les vrais spécialistes, urbanistes, architectes, sociologues, voulaient (et ça arrive encore aujourd’hui) nous inviter dans leurs cours parce que, disaient-ils, nous avions le regard des non-spécialistes, et il paraît que le regard des non-spécialistes, ça a une valeur énorme pour les vrais spécialistes. Je n’ai jamais répondu à ces invitations, parce que j’aurais fini par devenir un spécialiste de la non-spécialisation… La même chose m’est arrivée quand j’ai écrit L’Honneur de Saint-Arnaud, on me demandait de parler de la conquête de l’Algérie, justement parce que je n’étais pas historien de profession, quand j’ai écrit Balkans-Transit, parce que je n’étais pas politologue, et L’Ombre d’une photographe, parce que je n’étais pas critique d’art…

Bon, pour revenir à ma librairie et à mes éditions, voilà : j’avais envie d’un lieu tranquille qui serait ouvert sur la rue et sur le monde. J’ai écrit ça je ne sais plus où : « librairie, petit caravansérail où se produisait la rencontre entre les pages imprimées et les voyageurs assoiffés »… D’accord, ça vaut ce que valent les métaphores, mais enfin je voulais juste donner à découvrir d’autres mondes, d’autres modes de penser et d’être, et par la même occasion tous ces gens qui passaient me donnaient, en échange, autant à découvrir, et c’est comme ça que j’ai fini par me forger une culture de bric et de broc.

Question « engagement », vous serez surpris si vous prenez les expositions des premières années de ma librairie. L’imagerie d’Épinal ; la communauté de l’Arche de Lanza del Vasto ; Nikos Kazantzakis, le grand romancier grec (le catalogue de cette exposition est aussi le numéro 1 sur le « registre des éditions » Maspero) ; le travail au Théâtre de la Cité de Roger Planchon ; les livres d’Armand Henneuse, éditeur lyonnais ; Guy Lévis-Mano, imprimeur et éditeur de poètes du monde entier ; les théâtres de marionnettes… Vous  voyez, ça partait un peu dans tous les sens — qui d’ailleurs n’étaient pas des mauvais sens. Mes vitrines, je les faisais sur la collection « Peuple et Culture », « Terre humaine » et Tristes Tropiques, ou sur la guerre d’Espagne ou sur l’univers concentrationnaire, ou sur l’immigration et l’exil, ou sur la contraception. En fait, tout ça s’appelle faire de la politique, si l’on prend le mot « politique » au sens le plus élémentaire, qui est participer à la vie de la cité. J’ai fait de la politique, à mon petit niveau, et à mon compte. C’est tout.


Seulement la cité, dès les années 50, il fallait bien comprendre qu’elle ne pouvait déjà plus être que planétaire… Dans le catalogue qui accompagne l’exposition du musée de l’imprimerie de Lyon, les éditeurs — Bruno Guichard pour la Maison des Passages, Alain Léger pour la librairie À plus d’un titre et Pierre-Jean Balzan pour les éditions La Fosse aux Ours — expliquent ça beaucoup mieux que je ne saurais le faire. Ils évoquent ces années d’affrontements entre les blocs, de guerres coloniales, de ségrégation aux USA, d’apartheid, de répression des minorités, d’ordre moral, et j’en passe… Ils parlent de « cette dure grisaille, ces temps lourds qui étaient parsemés de grains de sable qui maintenaient l’espoir d’un autre monde, d’un autre universel, d’une autre fraternité. » Et ils me font l’honneur de me compter parmi ces grains de sable : je leur en laisse la responsabilité. Ce que je sais, c’est que, dans ma librairie, j’avais besoin, mes lecteurs avaient besoin, de livres qui rendent compte de ce qui se passait dans le monde. À commencer par la guerre que la France menait en Algérie, au prix de centaines de milliers de morts, de zones interdites, de camps de regroupement et de tortures. Alors, ce genre de livres, je les ai publiés. Certains ont été interdits, j’ai été poursuivi, etc. J’avais besoin aussi, nous avions besoin, c’est vrai, de maintenir « l’espoir d’un autre monde », d’explorer des voies nouvelles, dans tous les domaines de la vie sociale, les luttes ouvrières, l’éducation, la psychiatrie, la justice, d’élaborer une vision novatrice et dépoussiérée de l’histoire.


Maintenant, où commence et où s’arrête « l’engagement » ? Je me souviens que dans les années 70, quand une extraordinaire mobilisation des auteurs a sauvé les éditions de la faillite, à cause d’un tas d’interdictions et de procès, un auteur très militant s’est plaint amèrement à « l’association des amis des éditions Maspero ». En effet, écrivait-il, fâché, nous nous sommes mobilisés, et finalement, pour quel résultat ? Est-ce que nous nous sommes donné tout ce mal juste pour que Maspero publie un livre sur la Vie des Lapons ?  Et c’était vrai : j’avais publié dans la collection « Voix » de littérature et de poésie, un récit qui portait ce titre, écrit pas un Lapon nommé Turi, et je maintiens que c’est non seulement un très beau livre, mais qu’il donnait, par sa vision du monde, tout son sens au travail de mes éditions :  si le politique ne passe pas aussi par le poétique, alors il n’est plus que de la politique au sens le plus vulgaire et dévalué du terme (Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau l’ont rappelé récemment et c’est plus actuel que jamais).


L’année 1982, quand j’ai quitté les éditions, j’avais publié entre autres un numéro de Tricontinental sur « La France contre l’Afrique », un livre sur les ventes d’armes dans le monde, les mémoires du capitaine Dreyfus préfacés par Pierre Vidal-Naquet, le premier volume de Kolyma de Varlam Chalamov, la traduction de L’Odyssée par Philippe Jaccottet avec une postface de François Hartog, la première édition de l’État du monde, annuaire imaginé par Yves Lacoste, La révolte des canuts de Fernand Rude ; je préparais une anthologie de la poésie russe par Efim Etkin, et un dictionnaire des maladies du travail, Il y a de pires fins...


Vous avez de longue date soutenu les luttes anticolonialistes, puis tiers-mondistes, jusqu’à votre participation actuelle au tribunal Russell sur la Palestine. Pouvez-vous nous dire quel regard vous portez aujourd’hui sur la situation du tiers-monde et les rapports Nord-Sud. 


Avant de répondre à une telle question, je dois faire une mise au point. Pendant 23 ans de ma vie, mon métier d’éditeur a consisté à donner la parole à d’autres, plus compétents que moi, en fabriquant leurs livres qu’à tort ou à raison je trouvais intéressants (et je me suis bien souvent trompé, bien sûr). Ensuite, depuis 27 ans, j’ai plus ou moins continué à faire la même chose, en essayant de décrire ce que les organisateurs de l’exposition de Lyon ont appelé des « paysages humains » : soit en faisant de la radio (pendant six ans), soit en en écrivant des livres (13 à ce jour), soit en en traduisant (70 à ce jour), sans compter reportages, préfaces et textes divers – et bien sûr, toujours en me trompant souvent. J’ai chaque fois essayé honnêtement de comprendre ce que je voyais et que l’on me disait, et de le transcrire, en espérant que ça serait utile pour faire passer quelque chose de la vision de ceux que j’avais rencontrés à ceux qui m’entendraient ou me liraient. Tout ça est intéressant, peut-être, mais ne fait pas de moi quelqu’un de particulièrement compétent pour disserter de la marche du monde. Mieux vaut faire appel aux vrais compétents, politologues, sociologues, etc.


Pour illustrer mon propos, je vous raconterai cette histoire : un jour, dans un entretien avec une radio suisse, on m’a dit que le principe de l’émission voulait que soit posée de ma part une question que je jugeais importante à une personnalité de mon choix. J’ai donc choisi de demander à Alain Touraine, le célèbre sociologue, de définir la part de projection dans l’avenir qu’il introduisait quand il analysait une situation sociale ou une société données ; quel terme fixait-il à sa vision du futur : un an, dix ans, cent ans ? Alain Touraine a accepté de répondre au téléphone, mais il ne savait pas que le magnétophone tournait déjà et j’ai donc eu la joie d’entendre : « Attendez, il faut que je réponde à une question particulièrement stupide ».

Ce que je veux dire c’est que, bien sûr, j’ai soutenu les luttes anticolonialistes, et celles de ce qu’on a appelé le tiers-monde, mais enfin nous étions quand même des centaines de milliers, des millions à le faire, et même si j’ai publié les gens qui menaient vraiment ces luttes, ou qui les avaient étudiées de près, ça ne fait pas de moi un personnage privilégié capable de donner une vision particulièrement originale. Alors tout ce que je peux vous dire, c’est ce que nous sommes des centaines de milliers, des millions à penser aujourd’hui (et vous sûrement avec) : que la chute du mur de Berlin a été suivie de l’édification d’un nouveau réseau, aussi ou plus terrible encore ; de murs de la honte, qui partagent le monde comme jamais il ne l’a été. Que « l’échange inégal », titre d’un livre que j’ai jadis édité, n’a jamais été aussi inégal. Que la ségrégation des classes à l’échelle mondiale a atteint un niveau tel qu’on peut se demander si la situation des parias qui errent dans le monde, chassés de chez eux par le capitalisme sauvage, n’est pas pire que celle des esclaves de jadis qui, au moins, étaient nourris par leurs maîtres. Qu’en France même, ces maîtres n’ont eu de cesse, depuis quarante ans, d’effacer tous les acquis de la plus grande grève ouvrière de l’Histoire qu’a été Mai 68. Qu’il faut absolument se débarrasser de la crapule qui exploite la France et de celle qui exploite le monde comme si rien ne comptait plus que la sacro-sainte entreprise dont ces gens-là se considèrent les actionnaires exclusifs — quitte à broyer, piétiner, affamer les humains qu’ils ne voient même plus. Et qu’il faudra pour ça que, sur la planète entière, des myriades de « grains de sable » s’unissent pour mettre à bas ce système de merde. Que ça n’est pas gagné, mais que, si on ne fait pas encore ce choix de l’espoir, on est vraiment foutus. Parce que ces grains de sable, il faut, comme l’a écrit le grand helléniste Jean-Pierre Vernant, auteur et ami à qui je dois tant, qu’ils soient de l’espèce « que les plus lourds engins, écrasant tout sur le passage, ne réussissent pas à briser. » Alors j’essaye de me convaincre en me répétant le mot de Victor Serge, que j’ai aussi publié : « de défaite en défaite jusqu’à la victoire finale. »


Vous avez publié de nombreux auteurs marxistes, rencontré Che Guevara en tant que journaliste, mais aussi fondé la revue l’Alternative, qui donnait la parole aux dissidents des pays du « socialisme réellement existant. » À votre avis, quel bilan peut-on tirer du marxisme ?


Là encore, je vous dirai que le fait d’avoir publié des marxistes ne fait pas de moi-même un marxiste capable de disserter de façon originale sur la théorie du même nom. Ça c’est du ressort des auteurs que vous évoquez, comme Daniel Bensaïd dont j’admire l’intelligence et la lucidité, ou Alain Badiou. Si j’ai été marqué par un philosophe, c’est par Sartre, et c’est pour ça que j’ai suggéré aux éditeurs du catalogue de l’exposition d’y faire figurer un long entretien avec Miguel Bensayag publié dans les Temps Modernes, où je dis que c’est à Sartre que je dois l’apprentissage de la liberté et la conception que j’ai eue du rôle de mes éditions : donner à lire, à connaître, et laisser  ensuite chacun libre de se déterminer.

J’ai toujours vu le marxisme comme une grille de lecture de l’histoire et des rapports sociaux. Pas une science, mais un savoir. Tel qu’il était enseigné dans les pays prétendument communistes, c’était n’importe quoi et ne servait qu’à stériliser les cerveaux comme la plus obscurantiste des religions. Et finalement un parfait antimarxisme, puisque ne permettant plus aucune pensée dialectique, aucune pensée vivante, ce qui est quand même, si j’ai bien compris, l’essence de la pensée de Marx.

Mais la grille de lecture, elle, est toujours là et n’a sûrement pas fini de servir. À moins que vous me prouviez que la lutte des classes, par exemple, ou loi de la plus-value, ou la marchandisation du travail, ou la chosification de l’individu, c’est dépassé…


En 1982, les éditions Maspero sont devenues les éditions La Découverte. Qu’est-ce qui vous a amené à arrêter votre activité d’éditeur et à vendre votre fonds pour un franc symbolique.


J’ai toujours dit que l’édition était un métier formidable, passionnant, mais une profession antipathique. Les histoires minables de petits pouvoirs ne m’ont jamais intéressé.


Depuis le milieu des années 80, vous vous consacrez à l’écriture de romans et à la traduction. Vous avez donc été écrivain assez tardivement dans votre vie. Pouvez-vous nous dire l’intérêt que vous trouvez à l’écriture ?


D’abord, je n’ai pas écrit que des romans : sauf erreur de ma part (mais alors une sacrée grosse erreur !), Les Passagers du Roissy-Espress et Balkans-Transit sont des descriptions de voyages, L’Honneur de Saint-Arnaud est une biographie historique, Gerda Taro, l’ombre d’une photographe aussi, et Les Abeilles & la Guêpe est tout sauf de la fiction.


Comme je l’ai dit tout à l’heure, j’ai essayé par d’autres moyens, de continuer à donner à voir. Quelquefois même avec l’ambition un peu folle de donner à réfléchir. Je ne sais pas si j’ai réussi, mais l’intérêt que je trouve à l’écriture est évident sinon je n’écrirais pas, et j’aimerais bien poser la question dans l’autre sens : quel intérêt trouvez-vous, vous, à mon écriture ?


Que pensez-vous de l’exposition « François Maspero et les paysages humains » qui va vous être consacrée à Lyon dès le 16 septembre, puis dans d’autres villes de France ?


Je suis évidemment mal placé pour juger de son intérêt. Ce qui m’a décidé à en accepter le principe, c’est que ce soit à l’initiative de la Maison des Passages, parce que c’est dans des mouvements associatifs formidablement vivants comme celui-là que réside l’espoir des innombrables « grains de sable » irréductibles dont j’ai parlé, ceux qui permettent d’avoir encore foi en l’avenir. De même pour les autres organisateurs : la librairie À plus d’un titre et les éditions La Fosse aux Ours, parce que, dans un paysage éditorial ou la création littéraire tombe chaque jour un peu plus sous la coupe de trois ou quatre marchands d’armes et fonds de pensions qui trustent les grandes maisons d’édition pour en faire des fast-foods littéraires, ils représentent un espace de résistance et de liberté qu’il faut préserver à tout prix. Et je suis content que cela se passe au musée de l’Imprimerie, parce qu’imprimeur est un métier pour lequel j’ai un immense respect. 


Silence est une revue écologique, et les problèmes sociétaux n’ont fait qu’empirer ces dernières années, aussi ma dernière question consistera à vous demander quel est votre sentiment devant la crise écologique actuelle.


En 1977, j’ai publié — initiative sans précédent en France — un énorme dossier, Danger Amiante, par des scientifiques de Jussieu, devenu une référence et aujourd’hui quasi introuvable : à l’époque j’ai rencontré surtout des haussements d’épaules. J’ai aussi publié un livre sur Seveso et Nestlé contre les bébés qui dénonçait la vente forcée du lait en poudre dans les pays pauvres :un procès intenté par Nestlé m’a empêché de traduire littéralement le titre anglais, Nestlé kill the babies. Aujourd’hui ma vision est encore plus noire, et ce ne sont pas des machins comme le Grenelle de l’environnement qui me rassureront. Je suis comme mes amis de la Confédération paysanne ou de Via Campesina et comme tous ceux qui travaillent sur les solutions alternatives, attaché à la multiplication des forums internationaux et de toutes les initiatives pour lutter contre la privatisation de la nature tout entière, ce qui est quand même une des choses les plus monstrueuses de toute la brève histoire de l’humanité. En arriver à vouloir breveter les ressources naturelles les plus élémentaires (comme l’eau, les semences, etc.), c’est pour moi, l’annonce d’un crime contre l’humanité.


Propos recueillis par Jean-Marc Luquet