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Littérature Monde diplomatique n°707  de février 2013

Goytisolo, l’écriture de la dissidence

par Guy Scarpetta,


Il faudra bien reconnaître un jour que Juan Goytisolo est non seulement l’un des plus grands romanciers de notre époque, auteur de ces chefs-d’œuvre effervescents que sont, par exemple, Pièces d’identité, Paysages après la bataille, La Longue vie des Marx ou Etat de siège, mais aussi un essayiste capable de porter sur le monde et sur la littérature un regard libre, aux antipodes de tout conformisme, de toute concession à l’ordre établi. C’est ce que permet de vérifier la sortie récente de trois courts recueils de textes jusqu’alors inédits en français, ou dispersés, et difficiles à trouver.

L’Espagne et les Espagnols (1), d’abord, reprise d’un texte publié en allemand à la veille de la mort de Francisco Franco, et complété en 1979 dans sa version espagnole. Goytisolo s’y attache à sonder l’histoire occultée de son pays, à mettre en lumière l’envers de l’image officielle, mythologique et figée qu’il a longtemps donnée de lui-même. La malédiction de l’Espagne ? Elle remonte à l’aube du XVIe siècle, qui vit l’expulsion des non-chrétiens, juifs et musulmans, et le déploiement de l’idéologie de la « pureté du sang » qui en fut le corollaire — d’où, selon lui, plusieurs siècles de paralysie intellectuelle, de racisme, de xénophobie, de dénis culturels, d’intolérance, d’hostilité à la modernité. A ceci près que, selon un processus qu’il importe aujourd’hui de réactiver, ce qui a été refoulé de la réalité historique fait retour dans la littérature même, comme le montrent des œuvres majeures de cette période de reconquête catholique — La Célestine ou Don Quichotte.

Tradition et dissidence (2), ensuite : un ensemble d’articles et d’entretiens où se précise, justement, l’« art du roman » que Goytisolo tire de sa pratique d’écrivain. Les points-clés ? La nécessité d’enraciner la création de formes nouvelles dans une relecture résolument antiacadémique de la tradition (dans la mesure où, comme le notait le philosophe Walter Benjamin, « tout ce qui apparaît uniquement au présent disparaît avec lui ») ; la mission assignée à la littérature d’élargir « notre champ de vision et d’expérience », contre toutes les idées reçues, les vérités dogmatiques, ce qui trace une ligne de démarcation infranchissable entre le « texte littéraire » authentique et le simple « produit éditorial ».

Genet à Barcelone (3), enfin : ces témoignages et réflexions à propos de l’auteur des Paravents, dont Goytisolo fut l’un des proches, le restituent dans les paradoxes et les fulgurances de sa vie ; l’écrivain n’hésite pas à rapprocher Jean Genet des mâlamîs de la tradition islamique, ces « gens du blâme » qui dissimulaient leur sainteté intérieure derrière une attitude délibérément scandaleuse, socialement irrecevable. A noter : une analyse éblouissante de ce qu’il considère comme l’œuvre majeure de Genet, Un captif amoureux, trop souvent réduite à sa seule dimension politique, alors qu’il s’agit, pour Goytisolo, d’un livre bousculant les genres admis, « étranger aux canons ordinaires de la littérature », où l’évocation du combat des Palestiniens est le fil conducteur d’une méditation ouverte et musicale sur l’écriture, le pouvoir, le voyage, l’aventure, le sacré, l’érotisme, la mort — Genet lui-même confiant avoir accueilli la révolte palestinienne « comme une oreille musicienne reconnaît la note juste ».

Dans ces trois petits livres se condensent les grands thèmes qui irriguent l’œuvre tout entière de Goytisolo. Ils constituent peut-être, par là même, la meilleure introduction à celle-ci.

Guy Scarpetta

Ecrivain. Auteur notamment de L’Age d’or du roman (Grasset, Paris, 1996), de Pour le plaisir (Gallimard, Paris, 1998), de Variations sur l’érotisme (Descartes et Cie, Paris, 2004) et de La Guimard (Gallimard, Paris, 2008).

(1) Juan Goytisolo, L’Espagne et les Espagnols, traduit par le collectif Athisma, A plus d’un titre, La Bauche, 2012, 192 pages, 20 euros.

(2) Tradition et dissidence, traduit par Setty Moretti, préface de Carlos Fuentes, A plus d’un titre, 2012, 179 pages, 18 euros.

(3) Genet à Barcelone, traduit par Abdelatif Ben Salem, Joëlle Lacor et Aline Schulman, Fayard, Paris, 2012, 156 pages, 16 euros.